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La Croix

20 octobre 2023

Au Caire, l’œuvre toujours vive de sœur Emmanuelle au service des enfants

Reportage

Quinze ans après la mort de sœur Emmanuelle, l’action de la « petite sœur des chiffonniers » se poursuit pour protéger les enfants vulnérables. Là où tout a commencé, dans le quartier du Mokattam au Caire, l’ONG Asmae-Association Sœur-Emmanuelle entend renouer avec ses racines.

Jean-Baptiste François,

le 20/10/2023 à 05:53

La course aux déchets ne connaît pas le sommeil, dans le quartier des chiffonniers de Mokattam. De nuit comme de jour, les pick-up Chevrolet s’esquivent sous les coups de volant des chauffeurs, passés maîtres dans l’art de sangler des mètres et des mètres de chargements. Des empilements vertigineux de cartons, de canettes, de plastique – soufflé ou injecté – qui trompent la gravité dans un infatigable chassé-croisé.

Là où tout a commencé

Dans cette cité où vécut sœur Emmanuelle, 85 000 âmes tirent toujours leurs revenus, directement ou indirectement, de la collecte et du recyclage des poubelles du Caire. Un quart des 20 000 tonnes d’ordures produites chaque jour dans la capitale égyptienne est trié ici, famille par famille, épluchure par épluchure, à la recherche de ce qui peut se vendre. Certains matériaux précieux, comme l’aluminium, s’exportent bien. Une bonne portion finit en Italie, à destination du marché européen.

Pas de trace, en revanche, de la petite cabane de tôle ondulée dans laquelle la religieuse la plus célèbre de France s’installa, à partir de 1971. Les monceaux d’ordures à ciel ouvert d’autrefois ont fait place aux immeubles de brique couleur désert. Pas de plaque ni d’hommage, quinze ans après sa mort, dans ce dédale d’icônes coptes dominé par la colline du monastère de Saint-Simon. Pourtant son œuvre est partout. C’est ici, dans la terre sableuse du Mokattam que l’action de sœur Emmanuelle s’est structurée en 1980, avec la création de l’ONG Asmae, dans le but de lever des fonds et dupliquer son modèle à travers le monde.

L’organisation intervient maintenant au Liban, au Burkina Faso, à Madagascar, aux Philippines, mais aussi en France. « Au tournant des années 2000, Asmae est progressivement sortie du Caire avec pour principale mission la protection des enfants vulnérables. Nous avons aujourd’hui pour projet de renforcer les liens avec nos racines, parce que c’est de là que tout a commencé », souligne Adrien Sallez, directeur de l’ONG.

« Je la vois toujours à côté de moi »

Dans les rues du Mokattam, à chaque porche son antre, et ses rebuts du sol au plafond. Impossible d’y entrer. Nimild sort de l’un d’entre eux, téléphone à la main. Il fait défiler les images pour s’arrêter sur sa protectrice d’autrefois. « Je ne sais ni lire ni écrire ; mes trois enfants sont tous à l’école, mon aîné va même passer le bac », remercie ce cinquantenaire, croix copte tatouée sur le bras.

À deux pas, l’école El Mokattam School scolarise 1 200 élèves. Sœur Sarah, qui fut le bras droit de sœur Emmanuelle, y officie toujours au sein d’Opération orange (1), autre association créée en 1989 dans la filiation de la religieuse. « Elle a laissé du vide, mais je la vois toujours à côté de moi. »

L’ancienne supérieure de la congrégation copte-orthodoxe des Filles de Marie ne cesse de souligner les « progrès énormes » accomplis. « Au départ, les filles étaient mariées à 11-12 ans, les hommes allaient au bistrot, les femmes étaient souvent battues, elles mettaient un enfant au monde tous les dix ou onze mois, et le tétanos tuait quatre bébés sur dix. » Changement de réalité, après vingt années de travail. « On a soigné les bébés, les filles ne sont pas mariées avant 22-23 ans. Certaines sont devenues médecins, pharmaciennes, institutrices. Les deux tiers des enseignantes du quartier ont grandi ici. »

« À moi d’être l’exemple, maintenant »

Romany n’avait que 11 ans lorsque sœur Emmanuelle décida de rester auprès des zabbâlîn, comme on appelle les chiffonniers en arabe. Il en a maintenant 54, fier d’employer 33 familles. Romany sait ce qu’il lui doit : « On vit avec elle, ça reste là. » Il se souvient de 1986, l’année qui vit arriver l’eau et l’électricité. Une révolution. Sœur Emmanuelle s’était rendue en personne dans le bureau du ministre pour lui arracher une signature.

À lire aussi Sœur Emmanuelle : des entretiens inédits publiés en octobre

L’enfant du bidonville, devenu le premier chef scout du quartier dans sa jeunesse, aime prendre une voix de fausset pour redonner vie à la voix haut perchée de son ancienne protectrice. « Écoute mon fils, si tu ne participes pas aux frais de l’école, tu ne feras pas attention à tes cours », lui avait-elle conseillé lors de l’un de leurs nombreux trajets, à l’époque sur une charrette tractée par des ânes.

« À moi d’être l’exemple, maintenant », se dit l’employeur qui a investi dans des machines à coudre pour développer l’activité des femmes. Sa grande crainte : voir la grande communauté des chiffonniers un jour remplacée par un centre de traitement et d’incinération des déchets. « Ils ont déjà essayé de nous remplacer, mais personne ne fait le travail aussi bien que nous. Nous savons frapper à chaque porte pour la collecte et reconnaître la matière au premier regard », se rassure-t-il.

Un plan de formation pour réduire les violences

Tout est très loin d’être parfait, au Mokattam. Pour suivre l’inflation galopante, les familles doivent tenir des cadences infernales, et les machines, trieuses et autres broyeuses achetées à crédit pèsent dans les budgets. « La seule solution, c’est de travailler plus », indique Romany. Il faut recycler une tonne par jour pour faire vivre six familles. Le travail des enfants est omniprésent, même si 97 % sont scolarisés pendant au moins une partie de leur emploi du temps. Et les enquêtes de terrain montrent que les mineurs sont exposés partout aux violences banalisées : à la maison, dans la rue, à l’école jusque dans les classes.

À El Marg, autre bidonville du Caire, l’ONG Asmae a éprouvé une méthode qu’elle est en train de développer au Mokattam, en lien avec deux associations égyptiennes (2) au sein du programme Peace. « Avec de 80 à 120 enfants par classe, on sait bien comment l’enseignant fait respecter le silence : avec le bâton », résume Evellen Soliman, directrice de l’association EACD, dont le fondateur était un ami de sœur Emmanuelle.

Asmae propose un plan de formation (1 600 sessions en trois ans) des personnels associatifs (psychologues, travailleurs sociaux, enseignants, leaders communautaires) pour réduire les violences où qu’elles se trouvent, y compris dans les familles. Ce travail est également réalisé dans un réseau de 17 écoles communautaires, où vont les élèves qui n’ont pas obtenu de place dans le système scolaire classique.

« Je demande à ma mère de ne pas me frapper et de ne pas crier »

Dans les locaux d’EACD, un groupe d’enfants encadrés par une éducatrice s’affaire à découper du papier cadeau plastifié, pour en faire des papillotes. À l’intérieur, des messages qu’ils offriront à leurs parents une fois rentrés chez eux. Adam, 10 ans, sait déjà ce qu’il veut écrire.

« J’ai le droit de jouer et d’être éduqué d’une bonne façon. Je demande à ma mère de ne pas me frapper et de ne pas crier », adresse l’enfant qui accompagne son père électricien sur les chantiers, mais seulement le vendredi, jour où il y a moins de bouchons dans Le Caire en raison de la prière. Entrer dans les foyers, briser le tabou de la violence : la mission requiert tact et délicatesse, sans quoi la famille peut se braquer.

Parole libératrice

C’est à l’occasion d’une consultation médicale gratuite qu’Ebah a finalement accepté d’être suivie par une psychologue, avec ses enfants qui viennent également profiter des activités du centre. « Mon mari amène beaucoup de tensions à la maison, il rentre du travail énervé », euphémise cette femme en niqab. Sa fille aînée s’est retrouvée littéralement paralysée de terreur pendant un mois, sous les menaces de son père.

« J’ai appris des techniques de négociation pour changer son comportement, et j’obtiens des résultats positifs, même si lui en tant qu’“homme oriental” estime qu’il n’a pas besoin d’être aidé d’une psychologue. » Ebah suit sans le savoir des préceptes chers à sœur Emmanuelle : « Partout et toujours, cherche sans te lasser le remède qui soulage, sème l’espoir : ça vivifie et ton amour peut faire des miracles. »

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Quinze ans après sa mort, sa notoriété et sa cause perdurent

Sœur Emmanuelle, qui figurait parmi les personnalités préférées des Français de son vivant, reste deuxième au classement des personnalités féminines qui ont le plus touché les Français à travers leur engagement, selon un sondage réalisé par Odoxa (1). La religieuse continue en effet d’être une source d’inspiration pour 40 % des Français, juste derrière « l’icône » Simone Veil (63 %).

C’est l’engagement de sœur Emmanuelle en faveur de l’enfance et des plus démunis que les Français gardent avant tout en mémoire (35 %), devant sa grande bonté (17 %), son ouverture d’esprit et sa tolérance (13 %).

En France, la lutte contre le harcèlement scolaire (54 %) et la lutte contre les violences (53 %) sont les deux combats jugés prioritaires en matière de défense des droits et de protection de l’enfance, assez loin devant l’accès pour tous à un enseignement de qualité (31 %).

Dans le monde, la lutte contre les violences faites aux enfants (54 %) est le combat jugé prioritaire en matière de défense des droits et de protection de l’enfance, devant le rassemblement des conditions nécessaires au bon développement de l’enfant (37 %).

(1) Réalisé du 5 au 6 juillet 2023 sur un échantillon de 1 005 Français de 18 ans et plus.

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Des entretiens inédits en librairie

Sauver les enfants. Derniers entretiens sur le combat d’une vie, Flammarion, octobre 2023, 112p., 8 €

Ce court recueil de 112 pages s’adresse tout particulièrement aux enseignants, aux éducateurs, aux politiques, de manière à toucher les générations futures. Le conseiller spirituel et confesseur de sœur Emmanuelle, le père Philippe Asso fait de nouveau résonner la voix de son amie dans Sauver les enfants, aux éditions Flammarion. Le livre restitue leurs derniers échanges sur le combat de la religieuse.

« Tant qu’il me reste un souffle de vie, et alors que je ne peux presque plus rien faire, je veux encore dire : il faut sauver les enfants ! Or, sauver les enfants, ça passe par l’enseignement et l’éducation, et un dernier élément qui leur donne sens, que j’appelle le Salut », dit-elle dans la présentation de l’ouvrage. Ce n’est pas le premier ouvrage posthume de sœur Emmanuelle, morte le 20 octobre 2008 à l’âge de 99 ans. Ce décès avait coïncidé avec la parution des Confessions d’une religieuse, déjà chez Flammarion, avec comme coauteur Philippe Asso.

(1) En 1989, sœur Emmanuelle donna une orange par semaine aux enfants déplacés des rakoubas (écoles de roseaux) du Soudan, avant de confier cette mission à Jean Sage qui choisit le nom d’« Opération orange » pour son association.

(2) Mission réalisée en partenariat avec l’association Life Vision for Development et l’ONG Egyptian Association for Comprehensive Development.